HENRI WAGNEUR
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CHOUCAS

J'ai toujours eu un certain blocage à parler de mon premier cheval, me sentant en quelque sorte responsable de sa fin tragique.
De nombreuses années après ce jour qui restera gravé dans ma mémoire comme dans celle de toute personne qui perd un être cher à deux ou quatre jambes, je ne peux pas m'empêcher de vous conter l'histoire de CHOUCAS.

J'avais alors 14 ans lorsque Alain Jaggi, mon maître d'équitation et propriétaire du manège de Meyrin  à cette époque, acheta un petit étalon de 4 ans, noir comme l'ébène avec une petite pelote en tête et une balzane postérieure gauche. Sa mère NERA était d'une authentique race suisse aujourd'hui disparue grâce aux efforts des directeurs successifs du Haras Fédéral pour "améliorer" les races suisses: La race des Ormonts. Son père, BARCA (BACARRA pour les intimes) fit les beaux jours des places de concours sous la monte de Madame Francine Hubert épouse de mon tout premier maître d'équitation, Louis Hubert, propriétaire du manège du Petit-Lancy. C'est là que je fis mes débuts, pas très prometteurs ; un bras cassé à ma première leçon sur BOREALE la grand-mère de CHOUCAS... Un beau jour je vous parlerai de Louis Hubert, homme de cheval exceptionnel. 

Revenons à CHOUCAS ; il mesurait 157cm, d'un modèle râblé avec une encolure large et épaisse qui indiquait immanquablement à quel sexe il appartenait. Sa tête était courte et large, les ganaches saillantes, ses yeux grands et ronds vous foudroyaient du regard, un vrai charmeur ! 

Il y avait déjà plus de 6 ans que je montais à cheval et me connaissant courageux, Alain Jaggi,  me le confia au débourrage. Je n'ai pas eu trop de difficulté à le monter les premières fois et il fit ses débuts d'une manière fort sympathique, ne laissant pas présumer de la suite...
En effet à peine débourré le cheval fut confié à un nombre de cavaliers et de cavalières du manège qui me jalousaient, brûlants d'envie de le monter à ma place, et qui ne doivent pas en garder un souvenir très agréable sur leur postérieur, leurs nombreux atterrissages brutaux dans la sciure du manège le témoignant. 

CHOUCAS avait pris ombrages de ses cavaliers successifs qu'il prenait malin plaisir à jeter à terre avec violence. Ces cavaliers, O.V.I., (objets volants identifiés!) eurent vite faits de perdre l'envie de monter CHOUCAS et je recommençais à m'occuper de lui. Malheureusement ses expériences, genre rampes de lancement pour cavaliers planeurs, eurent pour effet de laisser en lui cette fâcheuse habitude de s'alléger lorsqu'un passager montait à bord. Et je n'échappais pas à ce genre très original de siège éjectable, chose que je n'appréciais pas particulièrement (surtout devant les filles du manège!).
Tous les trucs pour me faire "gicler" étaient bons. Un éventaire de 10 pages ne suffirait pas à dénombrer les différentes manières de se séparer de son cavalier.

Son propriétaire, pensa qu'en le castrant, les choses s'arrangeraient d'elles-mêmes. 

La méthode employée à cette époque était celle dite des "casseaux". J'y ai assisté d'abord par curiosité puis horrifié je ne pouvais pas laisser mon ami quadrupède seul face à la cruauté, mais malheureusement sans pouvoir faire quoi que soi pour lui. J'en garde un souvenir ineffaçable classé dans les plus terribles choses auxquelles j'ai assisté dans ma vie. Jugez-en vous-même : Sans anesthésie, le vétérinaire attachait le cheval à un solide arbre (dans ce cas un magnifique bouleau qui trônait dans la cour du manège)  à l'aide d'un licol à toute épreuve, puis à l'aide d'un système d'entraves et de poulies, il le jetait violemment à terre, les quatre jambes ligotées solidement, il procédait ensuite à la pose en dessus des testicules, de deux baguettes de bois (les casseaux) maintenus entre-elles par des attaches serrées fortement. Puis il libérait ainsi le pauvre cheval qui devait rester au box plusieurs jours les jambes écartées, jusqu'à que les organes ainsi privés de circulation sanguine se dessèchent. La dernière opération consistait, une semaine plus tard, à couper les organes atrophiés et de retirer les casseaux. Quelle barbarie !
Cette méthode est encore utilisée dans de nombreux pays. Sur de jeunes poulains elle doit déjà être extrêmement douloureuse, mais alors sur un cheval adulte !

CHOUCAS
garda pour toute sa vie une peur terrible du veto, et je le comprends !

Remis physiquement de sa castration, il repris du service et pendant plusieurs mois continua à vider ses cavaliers, moi inclus, si bien qu'Alain Jaggi décida de le vendre.
Qui voulait bien acheter un cheval rétif ? Après de nombreuses tentatives infructueuses, Alain Jaggi céda le cheval à mon père pour la somme de 3000 francs. Une bonne somme pour l'époque pour un cheval vicieux. Je promis (et tint parole) de rembourser mon père dès que je travaillerai.

Nous étions en 1960 et commençait pour moi une longue et grave  addiction aux chutes grâce à CHOUCAS. Il n'a pourtant pas contribué aux quelques 24 fractures que mon corps a répertoriées à ce jour  (la dernière: en 2018 et un radius fracturé, mais pas à cheval, seulement un coup de pied d'un chameau!). Il est vrai que certaines sont dues à une vitesse non adaptée en trottinette ou à une descente d'escaliers sans ceinture de sécurité. Les autres étant causées par le redressage de quelques chevaux rétifs et par la pratique d'une équitation cahoteuse !

Je n'en ai jamais voulu à CHOUCAS pour son attitude rebelle, je me sentais en quelque sorte responsable d'un mauvais dressage et pensais que mon inexpérience avait déclenché en lui cette révolte envers les cavaliers. Je ne peux pas dire qu'il était méchant, car il exécutait ses actes avec un plaisir certain, doublé d'aucune mauvaise conscience. Mais je l'aimais, et jamais il ne réagissait négativement à mes tentatives de le mâter. Au contraire, il commença petit à petit à espacer ses mauvais tours. Nos luttes étaient parfois titanesques. Malgré les "fessées" qu'il avait prises, il n'avait pas peur de moi et chaque fois que je finissais dans la sciure, il venait tranquillement vers moi, prêt à être remonté et prêt à tenter de remettre ça ! Il savait que cela ne me découragerait pas. Je me rappelle d'un certain jour où j'étrennais ma nouvelle selle, il me jeta huit fois à terre. Certes, la selle neuve, glissante par conséquent, était pour quelque chose dans ce nombre élevé d'envols. Parfois, il n'attendait même pas que j'ai passé ma jambe par-dessus la croupe. Quand je prenais toutes les dispositions pour ne pas être surpris, il ne bougeait pas. Ses actions étaient parfaitement imprévisibles, il pouvait être sage et calme pendant une heure et exploser juste avant la fin d'un cours. Il n'y avait aucun signe prémonitoire et il savait profiter de tout moment d'inattention de ma part, et tout prétexte était bon. Et pourtant, ma réputation à cette époque était de me tenir plutôt bien à cheval, on me confiait souvent des chevaux rétifs à remettre dans le droit chemin. Il avait une préférence lorsqu'il y avait du public (souvent féminin), et j'étais le sujet de paris du genre : Tiendra ? Tiendra pas ? Ou: Combien de chutes aujourd'hui ? Parfois il pointait si haut et si longtemps que je n'avais d'autre solution que d'abandonner le navire en me laissant glisser par la croupe.

Il tenait sans aucun doute cette prédilection de la position humanoïde de sa grand-mère BOREALE qui, je me souviens, avait, un jour de concours interne, au Petit-Lancy, ramené jusque devant l'écurie son jeune cavalier Francis Menoud sans poser une seule fois un antérieur sur une distance de plus de 25 mètres..... BACARRA, le père de CHOUCAS était aussi réputé pour ses défenses intempestives en concours jusqu'à qu'il soit castré, pour lui l'émasculation fonctionna.

CHOUCAS
commença à se comporter de manière plus civilisée qu'après plusieurs mois. Et la progression des coches que je faisais sur les bat-flanc de sa stalle à chaque chute, commença à marquer un certain ralentissement. Il garda tout de même, toute sa vie, un plaisir à bocquer. Ses coups de cul sont légendaires !
Mais il avait quand le respect de certaines cavalières à qui je le confiais lorsque mes études m’empêchaient de le monter, je me rappelle d'Annie une petite française avec laquelle il se comportait bien.

CHOUCAS
avait un autre don ; la nuit il réussissait à détacher son licol (il était en stalle au début), d'aller dans les autres stalles défaire les licols d'autres chevaux, puis d'ouvrir les portes des chevaux qui étaient en box, et, tenez-vous bien, d'ouvrir la porte de l'écurie qui était fermée avec une corde nouée en plus du loquet, puis avec ses congénères ils allaient tout bonnement visiter la campagne meyrinoise. Pendant longtemps on a pensé qu'une personne malintentionnée procédait à la libération des chevaux, et ce n'est qu'après que j'aie veillé dans l'écurie plusieurs nuits de suite que je surpris le véritable coupable procédant à l'évasion collective.
Dès ce jour CHOUCAS eut droit à un box avec pour fermeture un cadenas à numéro. C'est peut-être ce qu'il avait espéré en opérant ses fugues nocturnes.

La première année passée, ponctuée de nombreux événements pas toujours agréables, je commençais enfin à pouvoir faire du travail intéressant, le dressage et le saut furent les deux voies que je pris parallèlement. À cette époque j'eus la chance de connaître deux maîtres exceptionnels et se complétant parfaitement:

Le premier:

Le Commandant Jean Licart, ancien chef du Cadre de Noir de Saumur et élève de Danloux. Il me prodigua les meilleures leçons que l'on puisse imaginer. Il avait le talent des explications claires et nettes, usant d'une imagerie simple et précise.
Je me rappelle une anecdote à ma première leçon avec lui: Tout d'abord il faut se mettre dans l'ambiance des années soixante, l'équitation commençait à se démocratiser, mais les maîtres qui venaient à Genève régulièrement avaient une clientèle plutôt fortunée. La tenue traditionnelle d'équitation était de mise, veste, gants et éperons. En cours de dressage, l'usage de la bride complète était aussi obligatoire et d'ailleurs à cette époque tous les chevaux de l'école avaient un bridon et une bride complète.

Le Commandant commença le premier cours en me dévisageant sans me dire un mot. Il me fixait avec insistance. Il ne regardait même pas les autres participants qui devaient être cinq ou six. Qu'avais-je oublié ? Je me sentais de plus en plus mal. Le terme de déshabiller du regard pourrait être approprié à l'impression que je ressentais. Petit prétentieux sans le sou accompagnant un groupe de riches genevois(es). Il m'appela :
- "Vous, le jeune homme avec le petit cheval noir, approchez-vous ! "
Je m'approche vers lui rouge de peur et il me dit :
- " Vous avez une bien jolie monture, mais savez-vous de quoi vous avez l'air là-haut sur elle ? "
Je bredouillais dans ma barbe (je n'en avais pas encore pourtant) deux mots inintelligibles et il continua:
- "... Vous ressemblez à un pot de chambre sur un guéridon Louis XIV.. "
J'étais remis à ma place... Honteux devant les jolies filles présentes. Je ne pouvais pas deviner la classification "baroque" de la remarque aurait des répercutions jusqu'à nos jours ! Le Commandant Licart venait régulièrement prodiguer ses cours et il me donna le goût d'enseigner l'équitation. Malheureusement, il ne put continuer ses voyages atteint par plusieurs infarctus. Certains de ses élèves poursuivirent ses cours à son domicile en France jusqu'à sa mort. Il était un très bon peintre équestre qui signait sous le pseudonyme de Tracil (Licart à l'envers). Plusieurs de ses élèves ont acquis quelques très beaux portraits de chevaux qu'il apportait avec lui lorsqu'il venait en Suisse. Les livres qu'il a écrits étaient trop théoriques pour moi, je ne les ai jamais beaucoup aimé.

Mon second maître:
Nuno Oliveira.
Le Portugais venait aussi plusieurs fois à Genève et j'avais la chance pendant toute l'année de pouvoir monter en plus de CHOUCAS la cavalerie que Nuno Oliveira avait dressée et vendue à ses clients genevois :
 MAESTOSO STORNELLA était un Lippizan que j'avais débourré puis qui était parti pour être dressé au Portugal. Je pouvais le monter ainsi que le célèbre EUCLIDE, tous deux appartenait à Monsieur Auguste Baumeister.
Il y avait aussi les chevaux de la famille Firmenich. Tous étaient dans les écuries de Meyrin et je partageais tout mon temps libre entre CHOUCAS et ces vaillantes montures.
Il m'arrivait le week-end et durant les vacances de monter jusqu'à huit chevaux quotidiennement. Avec de tels "outils de travail" je ne pouvais que prendre goût à une équitation malheureusement bien rare à notre époque; une équitation en finesse". Il est vrai qu'il n'y a pas de nos jours, beaucoup d'écuyers aussi extraordinaires pour dresser des chevaux de cette sorte. Le Maître un jour me proposa de venir chez lui au Portugal, idiot et ne comprenant pas l'honneur qui m'était faite je ne saisis pas cette opportunité et c'est peut-être depuis la raison pour laquelle j'ai été atteint d'onychophagie pratiquement toute ma vie du moins jusque dans les années 2000 à l'exception de mes années dans les cirques où je n'avais peut-être pas le temps.

Mais revenons à CHOUCAS; Mes ambitions à cette époque firent de lui un cheval à tout faire, en effet il me porta pendant de nombreuses années avec succès sur les places de concours, je fus à la fois champion junior genevois de dressage et de saut, avec le même cheval c'était du jamais vu. Je fis même quelques concours internationaux avec succès. CHOUCAS m'initia aussi au concours complet où je ne me sentais ma fois pas trop à l'aise, (un peu les chocottes sûrement dans le cross).

J'ose avouer que j'ai tenté plusieurs fois de servir Choucas pour attirer les gonzesses, elles avaient toutes envie de le monter, mais malheureusement il s'empressait régulièrement de leur faire mordre la sciure du manège! Donc ça ne marchait plutôt  pas!

L'été 1962 je passais deux mois dans le jura français seul dans une ferme montagnarde avec un groupe de poulains, de chevaux à la retraite et, CHOUCAS. Seulement le dimanche les copains du manège venaient me rendre visite. Les journées étaient longues avec un seul cheval à monter. C'est ainsi que je me suis mis à travailler à pied. Je n'avais aucune formation pour cela, mais CHOUCAS se montrait un si bon élève que ce ne fut pas difficile à lui apprendre à se coucher, à s'asseoir et un tas d'autres trucs.
Nos liens étaient désormais tracés et à partir de cette époque il me montra une fidélité peu commune à la gente équestre. Il avait en quelque sorte "du chien" car par exemple si je m'absentais plus d'un jour, il ne mangeait plus, et lorsque je revenais à lui, il m'accueillait en me montrant la croupe de manière menaçante. Il avait appris tellement de nouveautés que nous fîmes sensation lors des fêtes du manège où CHOUCAS fut la vedette incontestée. Il apprenait très vite aussi les airs de haute école, un piaffé très relevé et un passage correct. Seul écueil à son éducation et pas des moindres, les changements de pieds. Il changeait parfaitement en "deux temps" et toutes mes tentatives restèrent sans résultats. Même Henri Chammartin, (reconnus comme expert mondial en changements de pieds mais pas encore champion olympique) qui était de passage m'avait prodigué quelques conseils qui furent sans résultats.
Les changements de pieds ont toujours été ma faiblesse, je le reconnais. Il faut " sentir" …

Quand CHOUCAS me suivit   à Chavannes-des-Bois dans mon premier manège, il fit encore le plaisir de nombreux cavaliers qui eurent ainsi la chance de le monter.

Commençant à ressentir une certaine usure au niveau des os naviculaires, il commença sa retraite à l'âge de 15 ans.

En 1973 âgé de 18 ans et sur les conseils d'un ami d'enfance devenu vétérinaire, je le lui confiai pour une névrectomie bilatérale afin de lui donner un peu plus de confort. À cette époque il était courant de procéder à ce genre d'opération, certains chevaux repartaient même en compétition, ce qui est interdit actuellement. L'opération qui consiste à sectionner le nerf qui irradie la région de l'os naviculaire afin de lui enlever la sensibilité causée en général par une arthrose dégénérante, se passa à l'écurie sans aucun problème. CHOUCAS supporta l'anesthésie complète et le réveil se fit normalement, sa tête entre mes bras. Malheureusement le véto omit de mettre le cheval sous couverture antibiotique, car une opération effectuée dans un milieu peu aseptique pouvait présumer de suites infectieuses. N'étant pas véto, je lui en avait fait quand même la  remarque ! Il m'avait répondu que ce n'était pas nécessaire...
Et pourtant  après trois jours  CHOUCAS perdait ses deux sabots, et il fallut l'euthanasier. Je l'ai tenu entre mes bras pendant la piqûre fatale. J'ai pleuré comme un bébé pendant un grand moment assis sur le rebord de la fontaine devant l'écurie.

Ainsi CHOUCAS regagnait le Paradis des chevaux où il doit encore amuser les foules et je suis certain, que si quelqu'un veut essayer de le monter, il sait encore comment l'envoyer dans les airs, au milieu des nuages ça doit être sûrement moins dur que la sciure du manège !

CHOUCAS aura été sans aucun doute le déclencheur de ma carrière, le cheval de ma vie, même si d'autres ont été extraordinaires (je pense à Domino notamment).

Je ne peux souhaiter à tout cavalier de rencontrer un cheval comme lui un jour, c'est une expérience unique..

Merci CHOUCAS.


C'est dans ma tête que ce petit cheval noir trottait
Et c'est le jour où je l'aperçu que j'exultai sans retenue
Depuis si longtemps j'avais attendu sa venue
Je savais que désormais rien ne nous séparerait

Il fallut d'abord commencer le débourrage
Je ne comptais plus les fois où il me jeta à terre
Ses défenses éclataient comme le tonnerre
Dans ses yeux grondaient sauvages

Puis il se donna sans retenue pour mon plus grand plaisir
Nous partageâmes tout et tant de chose
Que le jour où il partit dans le paradis des virtuoses
Je pensai aussi sans lui que j’allais peu à peu mourir

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